dimanche 1 avril 2007

Saguenay-Lac-Saint-Jean

Saguenay-Lac-Saint-Jean

Pays de la démesure

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Il y a le pays d'origine, non choisi, inscrit dans la destinée. Pour certains privilégiés, il y a le pays choisi. J'appartiens plus sûrement à la terre saguenéenne que si j'y étais née. C'est le pays de mon âme. Celui qui s'est emparé de mon cœur, a façonné mon esprit.

Jusqu'à neuf ans, avant l'arrachement brutal à ma Belgique natale, mes yeux se sont nourris du mystère des eaux du fleuve baignant les rives de Dinant, La Meuse. Vingt ans plus tard, nulle offre, amoureuse ou professionnelle, n'a su me convaincre de renoncer à vivre au Saguenay-Lac-Saint-Jean.

Vingt autres années de plus, comme journaliste, j'écoute avec compréhension les confidences nombreuses des exilés, natifs ou non, qui ne parviennent pas à extirper le regret qu'ils ont d'être partis de ce royaume.

Adolescente, je vivais douloureusement la nostalgie d'un monde idéalisé. Celui de mon enfance. Minorité audible, mon accent provoquait la phrase brûlante: «Tu n'es pas d'ici». Et je le croyais.

Pourtant, j'emplissais mes poumons des vents du Fjord Saguenay, odeurs salines mariées à celles des forêts de pins et d'érables bordant ses rives, tandis que mon regard se colorait de l'incroyable palette couleur passion de l'automne, blanche silence des hivers jusqu'au tendre vert du printemps. Félix chantait le tour de l'île, j'apprivoisais le tour du lac. Vigneault criait «Gens du pays», les Saguenéens et les Jeannois me répondaient.

Je ne suis pas née ici... continue de trahir mon accent. Qu'importent les occasionnels rejets. Je suis conquise, possédée, revendiquant l'appartenance de l'amour éprouvé, de l'admiration ressentie mais plus encore de l'esprit façonné qui, telle l'œuvre du peintre, ne peut être reniée par lui.

Saguenay-Lac-Saint-Jean

Oublions les comparaisons. Chacun trouve ses alliances selon sa nature propre. Il ne s'agit pas de convaincre du mieux d'un lieu par rapport à un autre. Je me sens fille du Fjord Saguenay pour dire le mot «exil» comme synonyme d'éloignement. Et le fjord et le lac ont de nombreux enfants, arborant fièrement le sceau bleu, ton des Bleuets.

Cela commence dans la beauté des lieux. Cette région est le mariage de deux mondes: le Saguenay et le Lac Saint-Jean. Chacun a préservé son identité. Première qualité.

Jacques Cartier a nommé royaume ce pays difficilement accessible, fertile en richesses naturelles qui font sa force aujourd'hui. La forêt, suscitant la convoitise. Exploitée pour la hauteur de ses arbres, futurs mâts de navires européens, puis des compagnies de pulpe dont plusieurs sont encore actives. L'eau, source d'énergie électrique pour les grandes entreprises comme Alcan, Donohue, Abitibi-Price. Les flancs de ses terres pour l'agriculture (Nutrinor) et ses mines (Niobec).

Mais que font-ils avec ce pays, tandis que l'industrie l'utilise ? Un grand jardin de fleurs à Normandin, un grand parc zoologique à Saint-Félicien où les animaux vivent en liberté protégée, un village touristique sur les ruines de Val-Jalbert (feu-village autarcique d'avant-garde), un musée de site (le premier ) sur les ruines de la plus grande pulperie du monde à son époque, la Pulperie de Chicoutimi. Quelques exemples seulement, le temps de démontrer que ce pays est celui de la démesure.

Vous dites lac ? Nous disons mer. Le lac Saint-Jean, ou pour mieux dire, le lac Piékouagami (lac plat en montagnais), se situe à 150 mètres au dessus du niveau de la mer, avec une superficie de 1060 mètres carrés, dont la plus grande profondeur est de 11,3 mètres. En certains endroits, impossible de voir l'autre rive. Mer que les plus grands nageurs du monde affrontent chaque année. Qui en a fait le premier aller-retour, défi maintenant abandonné tant il exigeait une endurance hors mesure ? Christine Cossette, davantage héritière d'une Marguerite Belley (pionnière fondatrice de Jonquière) que de Maria Chapdelaine (pieuse et soumise héroïne de Louis Hémon) . Seconde qualité: le courage.

Vous dites rivière ? le Saguenay prend sa source dans le lac Saint-Jean. Rivière Saguenay devenant estuaire de Shipshaw à Saint-Fulgence passant par Chicoutimi, qui signifie jusqu'où l'eau est profonde. Puis, devenant fjord jusqu'à Tadoussac, pouvant atteindre 275 mètres de profondeur. On y observe les bélugas, on y pèche le requin. Et les transatlantiques viennent mouiller au quai de Grande-Anse, n'allant pas plus avant pour éviter la force des marées et leurs contraintes. Tout le long de son parcours, ils ont construit villes et villages aux flancs de ses monts, tous convaincus d'être les meilleurs. Troisième qualité: la fierté.

J'ai appris à naviguer sur le fjord, sur un voilier au nom rebelle de Kanayou. Et, lorsqu' Ariel, mon fils de cinq mois, riait aux éclats quand la gite lui permettait de tremper ses doigts dans cette eau profonde, j'ai compris sa chance et la mienne. Il grandit dans un pays où tout est possible. L'ambition y a droit d'asile. Au point que les entreprises d'ailleurs viennent y expérimenter leurs produits. Le domaine des affaires a, depuis longtemps, acquis ses titres de noblesse. Bien que ce soit dans les arts que l'on dénombre le plus d'ambassadeurs. Pour s'intégrer dans ce milieu d'une farouche indépendance, il ne faut pas frapper au portes. Il faut ouvrir la sienne. Et si dans leur regard, on demeure toujours des étrangers, leur sourire est la promesse qu'ils tendront la main si vous êtes menacés. Autre qualité: l'hospitalité.

Terre féconde

Les natifs en exil sont les premiers à témoigner de la puissance de l'attachement éprouvé pour ce pays. On ne le fuit pas, on le transporte en soi. Il nous habite. Dominique Lévesque, Marie Tifo, Nancy Dumais, Guylaine Tanguay, Jacques Houde, Véronique Lacroix, Renée Lapointe, Jean Pagé, Claude Quenneville, Louise Portal, Mario Jean, Benoît Johnson, Léo Munger, Claude Gagnon, Mario Tremblay, Marie-Lise Pilote, Pierrot Fournier, Mario Roy, Guy Cloutier, Michel Tremblay, Michel-Marc Bouchard, Geneviève Lapointe, André Duchesne, Ghislain Tremblay, Réjean Tremblay, Jean-François Lapointe, Nicole Houde, gens de communications, de théâtre et de spectacle, humoristes, musiciens, écrivains, sont unanimes: «Chez nous» sont deux mots qui veulent dire «Saguenay-Lac-Saint-Jean». L'écrivain d'origine haïtienne, Stanley Péan continue de se dire Bleuet. Maurice Cadet, en partance pour Montréal après une décennie ici, emporte dans ses œuvres son allégeance à sa terre adoptive.

Restauration, entreprise, création, tourisme, recherche, spectacle: tout y est accessible. Que les cachets soient moindres qu'à Montréal importe peu. Le musicien Richard Cusson, Saguenéen d'adoption depuis cinq ans, avoue ne plus vouloir partir. La force du nombre crée la concurrence et la convoitise. Ici, il a trouvé appui, complicité et amitié avec les gens de son métier. On ne parle plus d'argent, on y parle de vie.

Bonnes tables, grands spectacles, industries, commerces, sports, tourisme, université, académie de ballet, conservatoire de musique. Et si cela ne suffit pas, c'est une région qui se situe à moins de cinq heures de route de tout ce que peuvent offrir, aussi, la métropole et la capitale. La distance n'existe pas. Il n'y a pas de kilomètres. Il n'y a que du temps. Si l'on demande à quelle distance est Québec, on vous répondra deux heures trente; Montréal, cinq heures; Ottawa, neuf heures . Pour le travail: quelques minutes...

Le Saguenay-Lac-Saint-Jean, c'est le pays de la Fabuleuse histoire d'un royaume, que des centaines de bénévoles défendent avec succès depuis 1988. On traverse l'océan pour voir ce spectacle créé par Ghislain Bouchard, symbolisant la nature ardente de ce peuple. C'est le pays du bleuet, fruit sucré source de vin doux, d'apéritif, de confiture et de tarte, évoquant leur légendaire sens de la fête. On y dénombre plusieurs centaines d'écrivains, de nombreux peintres, comédiens et musiciens.

C'est aussi le pays des clochers. Le fier orgueil opposant, de génération en génération, les héritiers des moulins contre ceux de la terre, ceux du commerce contre ceux des usines, milieu urbain contre milieu rural. Vous dites: esprit de clocher ? Le feu ravage la région (1872), les eaux inondent les plaines (1928), ou dévastent villes, villages et routes (déluge 1996) et, où qu'ils soient, Saguenéens et Jeannois transforment la catastrophe en spectacle de solidarité, la date fatidique devenant thème de chanson. Pas de pleurs sur les pertes. On vantera la récolte des bleuets sur les terres brûlées et rendra célèbre une petite maison blanche qui a résisté à la fureur des flots. On ne parle pas des ruines, on leur rend une seconde vie.

Et ce pays est le mien.

En Belgique, mai dernier, on m'a dit à mon accent: «Ah! Tu n'es pas d'ici.» Je les ai crus .... heureuse.


Automne 1998
Texte publié dans la revue Boomers dont l’existence fut éphémère


1 commentaire:

  1. Bienvenue dans la blogosphère, chère Christiane. J'ai reconnu ton style, ton esprit, ta vision, dès les premières notes! Pour les gens qui écrivent, le blog est une fenêtre privilégiée, un espace de liberté, de folie pour certains, et pourquoi pas! Continue d'écrire, et je continuerai de te lire.

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